Pourquoi les promoteurs immobiliers devraient planter des choux

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Une production locale et saine, bénéfique pour l’environnement, l’économie locale et le lien social. Si l’agriculture urbaine présente des avantages évidents, il en est d’autres plus discrets, en termes de valorisation de l’immobilier notamment.

L’équivalent de plus d’un hectare de forêt a été planté sur les terrasses des deux tours hautes de 80 et 110 mètres. Véritable poumon vert du quartier milanais de Porta Nuova, en Italie, Bosco Verticale (forêt verticale en français) abrite 900 arbres et des milliers d’arbustes et de plantes. Les essences ont été sélectionnées avec soin, notamment pour leur pouvoir anti-polluant. Faisant office de filtre naturel, elles absorbent le CO2 et fixent les particules de poussières présentes dans l’atmosphère, tout en régénérant l’oxygène. Grâce à sa végétation, le bâtiment est par ailleurs protégé de la pollution sonore et bénéficie d’une climatisation naturelle, bienvenue en période de touffeur estivale. Un projet utopiste ? Pas le moins du monde. Pour preuve : les logements ont été livrés en 2014.

En vogue depuis plusieurs années, l’intégration de la nature dans le bâti urbain suscite toujours plus d’intérêt. Au point qu’exploiter une surface sur une terrasse ou sur un toit est devenu incontournable. ” Ne serait-ce déjà que pour promouvoir la biodiversité en ville et offrir un cadre de vie plus agréable aux citadins “, invoque Candice Leloup, ingénieure agronome et cofondatrice de Green SURF (Green Solutions for Urban & Rural Farming), une spin-off de l’ULg spécialisée dans l’agriculture urbaine. A ses côtés dans l’aventure, le professeur Haïssam Jijakli (Gembloux Agro-Bio Tech), qui développe depuis six ans un nouvel axe de recherche sur l’agriculture urbaine, et Alexandre Lefebvre, bio-ingénieur en économie et horticulture. ” Green SURF est sur les rails depuis début février, explique Haïssam Jijakli. Il était temps pour nous de passer à la vitesse supérieure. Depuis 2013, Gembloux Agro-Bio Tech a déjà accompagné 20 projets d’agriculture urbaine à l’échelle d’une ville, d’un quartier ou d’un bâtiment, en plus de nos activités de recherche scientifique sur la thématique. Nos méthodologies d’accompagnement sont désormais éprouvées et professionnalisées. ”

 Haïssam Jijakli, professeur à Gembloux agro-bio tech et cofondateur de Green Surf:
Haïssam Jijakli, professeur à Gembloux agro-bio tech et cofondateur de Green Surf: ” Nos méthodologies d’accompagnement sont désormais éprouvées et professionnalisées. “© PG

Fort sollicitée par les collectivités publiques et le secteur immobilier pour prodiguer des conseils et apporter des solutions de production adaptées aux conditions urbaines, l’équipe sort aujourd’hui du champ purement expérimental. ” Green SURF ambitionne de stimuler le développement de projets à vocation commerciale, souligne Candice Leloup. Jusqu’à présent, l’agriculture urbaine était surtout soutenue par les autorités publiques pour ses fonctions collaboratives et sociales, il est aujourd’hui primordial d’insister sur le développement économique. ”

Période de transition

Mais pourquoi les pouvoirs publics et le secteur immobilier devraient-ils s’intéresser à la culture des choux et des laitues ? ” Nous sommes dans une période de transition, répond Haïssam Jijakli. Si nous ne changeons pas notre manière de faire, nous allons arriver dans un mur. L’agriculture est menacée. Nos ressources naturelles sont en train de s’épuiser. Le cycle de l’azote est perturbé et les ressources phosphorées se raréfient. L’étendue de terres cultivables se réduit comme peau de chagrin. Et cela, alors que la planète comptera 9,6 milliards d’habitants d’ici 2050 et que les fourchettes qui les nourriront à ce moment-là seront à 80 % citadines. ”

” Il est temps de mettre en place des solutions qui permettront de nourrir les villes sans épuiser les ressources foncières et biochimiques “, enchérit Candice Leloup. L’horizon 2050 peut paraître bien loin, mais les arguments en faveur d’une production citadine locale sur des surfaces non conventionnelles (c’est-à-dire hors sol) sont légion, aujourd’hui déjà. ” Le citoyen se méfie de ce qu’il a dans son assiette, constate Haïssam Jijakli. Il veut savoir d’où vient sa nourriture. Il désire des aliments sains et en quantité suffisante. ” A cet argument, ajoutez ceux du coût écologique généré par le transport des aliments du lieu de production à celui de consommation, et les exigences de la génération Z en quête de sens et son besoin d’évoluer dans un environnement agréable. Pour rendre leur fonction nourricière à nos villes, ” il faut s’adresser aux autorités publiques et au secteur immobilier qui façonnent et dessinent nos centres urbains “, soutient le professeur.

Des villes attractives

” La production est bien sûr importante, mais elle n’est pas le seul enjeu, fait remarquer Candice Leloup. L’agriculture urbaine apporte bien d’autres plus-values. Les collectivités se rendent compte qu’il est intéressant d’intégrer des plantations dans leurs quartiers car, par exemple, elles augmentent la valeur et l’attractivité de leur territoire. ” Seule cette dernière permettra d’enrayer le phénomène d’exode qui pousse les classes moyennes à quitter les villes pour des contrées plus verdoyantes.

Candice Leloup, ingénieure agronome et cofondatrice de Green Surf :
Candice Leloup, ingénieure agronome et cofondatrice de Green Surf : “Il faut que l’agriculture profite au territoire, l’objectif n’est pas uniquement de créer de la verdure.”© PG

” Le modèle de l’étalement urbain est néfaste, convient Benjamin Cadrenel, CEO de citydev.brussels, acteur immobilier qui a fait appel à l’équipe de Green SURF pour accompagner le projet Tivoli Greencity. L’urbanisme de banlieue crée de la congestion automobile, des problèmes de pollution et occasionne un manque à gagner économique, en termes d’imposition notamment. Il est donc nécessaire de recréer une ville attractive qui donne envie d’y habiter. ” Aujourd’hui, l’idée est d’apporter aux citadins ce qu’offre la campagne, à savoir de la cohésion sociale et un contact avec la nature. ” C’est pourquoi les potagers sont désormais une composante à intégrer dans les projets immobiliers “, estime Benjamin Cadranel.

” Seed factory ”

L’îlot Ducuroir, à Forest, sur le site de l’ancienne manufacture de machines à bois éponyme, est le premier projet pour lequel citydev.brussels a aménagé des potagers collectifs. Plus au nord de la capitale, à proximité de Tour & Taxis, Tivoli Greencity, en cours de construction, exploitera les toitures plates des bâtiments. Elles accueilleront au total 16 potagers sur une surface de près de 1.500 m2. Une serre sera aménagée sur l’une des plateformes. ” Tivoli Greencity envisageait des cultures en pleine terre, rapporte le professeur Haïssam Jijakli. Nous avons conseillé des bacs potagers. Cette technique est davantage adaptée aux loisirs et aux résidents de l’éco-quartier qui seront amenés à se charger de l’entretien des toitures potagères. ” La serre a, elle aussi, fait l’objet d’une étude approfondie. Elle servira notamment de seed factory, ” c’est-à-dire qu’elle permettra de produire des graines et des semis à destination des potagers “, explique Benjamin Cadranel. ” Les concepteurs espéraient que tout le CO2 produit par le système de chauffage du quartier pourrait être purifié par les plantes présentes dans la serre, ajoute Haïssam Jijakli. Nous avons fait le calcul : la quantité de gaz qui aurait pu être transformée était négligeable. ” Finalement, la serre permettra d’assainir le CO2 apporté par l’aération double flux des appartements.

Pour chaque projet, quelle que soit l’échelle (du bâtiment au territoire), Green SURF développe ainsi un modèle d’accompagnement adéquat en fonction de contraintes propres et d’objectifs bien définis. La spin-off aide à trouver l’histoire juste. ” Chaque bâtiment, chaque quartier, chaque territoire est spécifique, explique Candice Leloup. La solution technico-économique ne sera pas la même si l’on souhaite créer du lien social entre les habitants d’une résidence ou permettre à un agriculteur urbain de gagner sa vie et créer des emplois. ”

Argument de vente

Les promoteurs immobiliers privés, eux aussi, commencent à être réceptifs aux plus-values qu’offre l’agriculture urbaine. Les agronomes de Gembloux ont ainsi accompagné un projet schaerbeekois (Kessels 20), situé à proximité du parc Josaphat. ” Pour cette résidence d’une dizaine d’appartements, le promoteur voulait absolument une serre productive et rentable au point de vue économique, détaille Haïssam Jijakli. Mais la superficie disponible – 60 m2 – n’était pas suffisante. Toutes les possibilités ont été envisagées. Nous avons même songé à des plantes médicinales. Mais cette idée, elle non plus, ne tenait pas la route économiquement parlant. Nous avons dû trouver autre chose. La serre abrite désormais des plantes qui permettent de purifier les eaux grises en provenance des appartements. C’est un bon compromis : cette solution permet de faire des économies d’eau. ” Et, bien sûr, la serre – dont le coût a été réparti entre les appartements – a offert au promoteur un solide argument de vente.

Tivoli Greencity (Bruxelles). L'îlot résidentiel en cours de construction accueillera à terme une serre et 16 potagers sur une surface de près de 1.500 m2.
Tivoli Greencity (Bruxelles). L’îlot résidentiel en cours de construction accueillera à terme une serre et 16 potagers sur une surface de près de 1.500 m2.© CITYDEV.BRUSSELS

” L’intégration d’un tel projet assure effectivement au promoteur de vendre ou louer son bien plus rapidement, convient Candice Leloup. L’intégration d’un programme d’agriculture urbaine permet de se différencier et aide, par exemple, à remporter plus facilement des marchés et des concours. ” Elle fait également gagner des points en matière de certification immobilière et augmente ainsi la valeur du bâtiment. ” L’obtention de certification BREEAM (méthode d’évaluation de la performance environnementale des bâtiments développée par le Building Research Establishment, référentiel le plus utilisé à travers le monde, Ndlr), par exemple, booste les locations et les transactions “, précise l’ingénieure spécialisée en aménagement du territoire.

Récupérer les charges d’urbanisme

Par ailleurs, les toits potagers aident à répondre aux exigences des services publics et aux réglementations régionales. Pour les nouvelles constructions bruxelloises, par exemple, les toitures plates de plus 100 m2 doivent obligatoirement être végétalisées. ” Dans la commune d’Ixelles, la réglementation est encore plus pointilleuse : n’importe quelle toiture plate – même si elle ne dépasse pas le mètre carré – doit être verdurisée, note Haïssam Jijakli. Pour les plateformes d’une certaine surface, autant mettre autre chose que du sedum. Cette plante grasse n’apporte aucune biodiversité. ” Dans le même ordre d’idées, plantations et cultures limitent les coûts liés à la législation environnementale. En clair, intégrer des plants de salades dans l’aménagement d’un îlot résidentiel permet de récupérer les charges urbanistiques liées à sa construction. ” Certaines communes bruxelloises consentent à reverser les charges dans le projet si le promoteur peut prouver que le montant récupéré contribuera à améliorer l’environnement “, poursuit le professeur. C’est d’une pierre deux coups : l’investissement ne coûte (quasiment) rien au promoteur et assure au bâti une belle plus-value.

Modèle économique

S’il est incontestable que les projets potagers de l’immobilier résidentiel participent à l’attractivité de la ville, ce ne sont pas ceux-là qui assureront l’autosuffisance alimentaire des villes, pas plus que la création d’emplois. ” Finalement, les terrains les moins intéressants pour développer un vrai projet économique, ce sont les logements eux-mêmes, avec tous les problèmes de copropriété que cela engendre, confirme Christian Sibilde, membre du trio fondateur de DDS & Partners Architects, dont le projet The Village + Farm Lab, mené en collaboration avec l’expertise gembloutoise, a été primé à Milan (lire l’encadré ” Une opération win-win “). Par contre, les grandes surfaces, les shoppings, les bureaux, les hôtels et autres bâtiments publics offrent des toitures suffisamment grandes pour mener à bien un projet commercial. ”

Même si plusieurs fermes urbaines ou péri-urbaines sont déjà actives dans notre pays, ” la Belgique reste peut-être un peu à la traîne par rapport à d’autres pays voisins, estime Christian Sibilde. Mais l’agriculture urbaine va décoller, ce n’est plus qu’une question de temps “.

Bosco Verticale (Milan). L'architecte italien Stefano Boeri a niché l'équivalent d'un hectare de végétation sur deux tours d'habitation.
Bosco Verticale (Milan). L’architecte italien Stefano Boeri a niché l’équivalent d’un hectare de végétation sur deux tours d’habitation. © BELGA IMAGE

Depuis plusieurs années, la Région de Bruxelles-Capitale planche sur le sujet et a mis en place sa stratégie Good Food visant une alimentation plus durable. ” Cette stratégie globale va de la production primaire (légumes, fruits, et même élevage) jusqu’à la transformation et la distribution “, explique Haïssam Jijakli, qui conseille la Région bruxelloise sur ce dossier. Pour ce faire, Haïssam Jijakli et son équipe ont analysé les multiples données du territoire bruxellois et repéré un certain nombre d’hectares de terres et de toitures disponibles. Selon leurs projections, d’ici 2035, le territoire élargi de la capitale (ceinture comprise) devrait pouvoir produire 30 % des besoins en fruits et légumes de ses habitants.

Quartiers Nouveaux

En Wallonie aussi, les projets vont bon train. Le concours d’urbanisme Quartiers Nouveaux s’inscrit dans la tendance des quartiers innovants et exemplaires. ” Sur la trentaine d’objectifs détaillés dans le référentiel du concours, 10 ont un lien avec l’agriculture urbaine, constate Haïssam Jijakli. Ce qui n’est pas anodin. ” Parmi les 10 quartiers retenus, trois (Andenne, Louvain-la-Neuve et Leuze-en-Hainaut) font la part belle aux projets agricoles.

” Le projet Bon Air à Leuze-en- Hainaut, que nous accompagnons, porte sur 40 ha situés à côté d’un centre urbain existant, détaille le professeur. L’objectif est de construire un nouveau quartier qui soit connecté aux anciens. ” Des jardins communautaires seront intégrés au résidentiel, tandis que des cultures péri-urbaines (aux techniques diverses : pleine terre, ” spin “, pour small pot intensive farming, aquaponie, etc.) seront développées à l’extérieur du quartier et entretenues par des maraîchers professionnels.

Vu les surfaces en jeu, la production de fruits et légumes sera suffisante pour subvenir à l’entièreté des besoins du nouveau quartier et assurera en partie ceux des quartiers environnants. Un modèle économique sera mis en place et tiendra compte notamment d’un acteur local : le producteur de frites Lutosa (McCain). ” Mettre en lien les projets d’agriculture urbaine et les activités économiques qui existent dans et autour de la ville, penser à la logistique, etc. fait aussi partie de notre job “, souligne Haïssam Jijakli. Vu la présence de micro-brasseries dans les petits villages environnants, une attention particulière sera d’ailleurs portée à la culture du houblon. ” Il faut que l’agriculture profite au territoire, l’objectif n’est pas uniquement de créer de la verdure “, conclut Candice Leloup.

Une opération doublement gagnante
The Village + Farm Lab.
The Village + Farm Lab.© DDS & PARTNERS ARCHITECTS

Pour le bureau d’architectes DDS & Partners, l’intégration de l’agriculture urbaine dans un projet architectural doit se révéler gagnante tant pour les habitants que pour l’exploitant de l’activité économique. The Village + Farm Lab, projet pour lequel les architectes belges ont récemment remporté un concours d’idées lancé en vue du redéveloppement du site de l’Exposition universelle de Milan 2015, est l’exemple parfait de ce type d’opération win-win.

L’équation milanaise était la suivante : comment vivre, produire, stocker et vendre dans un même lieu, assurer les besoins vitaux des fonctions qu’il abrite, tout en interagissant de manière harmonieuse avec son contexte urbain ? Pour la résoudre, le bureau DDS & Partners a imaginé une organisation urbaine innovante dont l’esthétique propose une réinterprétation de la ferme italienne traditionnelle, la cascina. “The Village + Farm Lab est un concept intégral qui prévoit la création d’une ferme horizontale associée à du logement étudiant et des espaces publics”, explique Olivier Callebaut, architecte ayant participé à la conception du projet.

Ici, pas de ferme sur les toits. La conception du bâtiment privilégie l’imbrication verticale des cultures et intègre des jeux de transparence entre les fonctions. “Sur chaque niveau, l’espace dédié au résidentiel et aux infrastructures communes côtoie des plantations aux techniques diverses (pleine terre, hydroponie, serre, etc.), détaille Christian Sibilde, architecte associé chez DDS & Partners. Les espaces à ciel ouvert alternent avec des zones couvertes. L’idée étant de permettre aux éléments comme le soleil, le vent, le froid et la pluie de contribuer de manière naturelle aux objectifs d’agriculture urbaine.”

Si le projet lauréat du concours d’idées milanais devait devenir réalité, la surface dédiée à la production agricole (4.400 m2) serait suffisante pour assurer la viabilité économique de la ferme. Celle-ci devrait effectivement pouvoir produire annuellement 115 tonnes de nourriture.

Par Anne-Sophie Chevalier.

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