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La concurrence au service de la coopération ?

Comment résoudre le dilemme entre la volonté de monter dans la hiérarchie du groupe, qui induit des conflits inévitables, et la nécessité de garder ces conflits dans des proportions qui ne menacent ni l’intégrité des autres, ni la fiabilité des relations du groupe ?

Comment résoudre le dilemme entre la volonté de monter dans la hiérarchie du groupe, qui induit des conflits inévitables, et la nécessité de garder ces conflits dans des proportions qui ne menacent ni l’intégrité des autres, ni la fiabilité des relations du groupe ? Dilemme classique auquel sont confrontés en permanence les top managers de grandes organisations. Un groupe a pourtant trouvé le moyen de le résoudre. La formule est simple mais exigeante sur le plan personnel : les membres de ce groupe “rivalisent” d’altruisme.

Où opère ce groupe ? Dans le désert du Néguev. Des illuminés ? Pas vraiment : il s’agit des cratéropes écaillés, des oiseaux chez lesquels un seul couple se reproduit au sein d’un même groupe. Pour monter dans la hiérarchie et imposer leur candidature comme reproducteur, les cratéropes se font des cadeaux sous forme de nourriture, se portent volontaire pour assumer le rôle de sentinelle, ou font preuve d’un courage remarquable allant jusqu’à risquer leur vie lorsqu’un prédateur menace un des leurs. Signalant chacune de ces activités par un petit sifflement, ils se disputent même âprement le droit d’être généreux : si un cratérope tente d’offrir un cadeau à un cratérope de rang supérieur, il passera un très mauvais quart d’heure. Les cratéropes ont ainsi développé une réponse originale au problème de la compétition au sein de groupes pour lesquels la coopération est une nécessité vitale : ils sont en concurrence pour le droit d’aider et de donner.

Comme l’expliquent Vinciane Despret (philosophe, psychologue et chercheuse à l’Université de Liège) et Pablo Servigne (agronome, docteur en sciences et collaborateur scientifique de l’ULB), les mondes animaux et végétaux regorgent d’exemples où coopération et concurrence s’entremêlent pour servir le “bien commun”, la survie et le développement des espèces concernées. Ainsi, loin de l’image d’Epinal d’une jungle où les grands arbres empêchent les petits d’émerger, on a récemment découvert que leurs racines sont interconnectées par des mycéliums et qu’ils peuvent ainsi communiquer entre eux. Mieux, les grands et vieux arbres peuvent transférer au travers de ces champignons des nutriments aux plus jeunes.

Les 23 bols de Thelma Rowell

Plus surprenant, en 2002, des chercheurs américains ont montré que plus le “stress” augmentait, plus les plantes “coopéraient”. Typiquement, en bas d’une vallée, pins et sapins sont en compétition : si un pin meurt, les sapins poussent mieux. Etrangement, en haut du versant où les conditions climatiques sont plus rudes, les sapins se regroupent autour des pins. Et si un pin meurt, les sapins poussent moins bien…

La “sagesse” apparente des pins ou des cratéropes est inspirante, en ces temps de crise qui font oublier la solidarité à certains. L’observation rigoureuse de la nature peut plus encore : elle peut nous aider à mettre en lumière à quel point notre regard sur nous-mêmes et les autres est souvent déformé par des préjugés.

Pour le comprendre, il faut suivre à l’aube la primatologue Thelma Rowell lorsqu’elle apporte les bols du petit déjeuner aux 22 moutons qu’elle étudie. Bizarrement, Rowell dépose non pas 22, mais 23 bols. Pourquoi ? Car cela lui permet de ne pas les perturber et de mieux observer ainsi des comportements autres que compétitifs. En effet, le 23e bol donne leur chance aux moutons de s’exprimer : il leur laisse une marge de manoeuvre pour répondre à la question : comment entrez-vous en relation autour de ma proposition de nourriture ? Et ils le font de manière intéressante : certains négocient, d’autres bousculent, d’autres enfin partagent le même bol. La “compétition” pour ce bol reste donc possible mais ne concerne pas tous les moutons : le 23e bol devient le prétexte à des modalités multiples de relation.

Cet exemple est surtout fascinant par ce qu’il révèle de notre condition : ce que nous “voyons” du comportement des animaux dépend grandement de la qualité des questions que nous leur posons. Ainsi, nous avons tendance à penser que “la loi de la jungle” domine dans leurs relations simplement parce que nous avons du mal à observer les comportements coopératifs. Les éthologistes plaisantent à ce sujet, en remarquant que sous les gouvernements de gauche, les animaux sont généralement plus solidaires et sous ceux de droite, plus compétitifs. Or ce qui vaut pour notre regard sur la nature vaut également pour notre regard sur les humains. C’est pourquoi gérer une équipe à partir de la théorie X (les gens sont fainéants de nature et il faut manier la carotte et le bâton pour les faire travailler) tend à induire dans l’équipe des comportements conformes à cette théorie. Tandis que gérer une équipe à partir de la théorie Y de McGregor (les gens s’automotivent et recherchent l’autonomie) tend à révéler, pour la même équipe, des gens extrêmement motivés ! Rowell a donné leur chance à ses moutons. Qu’attendons-nous pour donner la même à nos équipes ?

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