Quand la prostitution fait grimper la croissance

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A partir de septembre, on intégrera dans le PIB les investissements en recherche et développement, mais aussi des activités plus douteuses comme l’achat d’armes, la contrebande, la prostitution ou le commerce de la drogue. Gain de croissance estimé en Belgique : entre 2 et 3 %.

Dans l’éternel combat entre le vice et la vertu, le vice semble avoir marqué des points. A partir de septembre de cette année, en effet, certaines activités peu recommandables, comme la prostitution, la contrebande, l’investissement en armes de guerre ou le commerce de la drogue, seront reconnues comme des activités économiques à part entière. Pourquoi ? Cela mérite un petit retour en arrière.

Dans les années 1930, lors de la première grande dépression, on s’était aperçu, notamment aux Etats-Unis, que l’on était statistiquement désarmé. Aucun pays ne disposait de chiffres suffisamment étayés pour avoir une vraie idée de l’état de l’économie et calculer, par exemple, l’importance du recul économique causé par la crise. On s’est donc attaché, à partir de ce moment, à établir une comptabilité nationale. La première digne du nom fut celle réalisée par l’économiste britannique Keynes en 1941.

Un outil indispensable Aujourd’hui, la comptabilité nationale est un outil indispensable pour diriger un pays : c’est grâce à ces chiffres que l’on peut avoir une idée du taux de croissance, du taux d’épargne, de la productivité, etc. Certes, la nature de ces indicateurs est parfois décriée. Un accident de la route ou une catastrophe naturelle vont par exemple venir gonfler le PIB (en raison de la réparation des dégâts, des primes d’assurance versées, etc.) alors qu’il ne s’agit pas d’événements positifs pour l’humanité. Toutefois, même si la comptabilité nationale est imparfaite, sans elle nous ne pourrions pas contrôler les finances publiques, établir des normes salariales… et les Etats agiraient à l’aveugle.

Pour les Etats membres de l’Union européenne, il est en outre crucial de parler d’une même voix statistique. Le mode de calcul du PIB, c’est-à-dire de la richesse produite chaque année par une économie, doit être identique partout si l’on veut discuter sérieusement entre Etats de croissance, de réduction d’endettement, de politique d’emploi ou de cohérence économique. On a donc établi des normes européennes.

Or, il se fait qu’à partir de septembre, ces normes vont changer : nous passerons d’un ancien standard (baptisé SEC 95) à un nouveau (SEC 2010). Une modification qui est poussée par certaines tendances économiques, mais surtout par le fait que dans d’autres régions du monde, on modifie également le calcul du PIB avec des effets parfois très étonnants (lire l’encadré “Le Nigeria double artificiellement son PIB”). Les Etats-Unis, par exemple, en changeant leur méthode l’an dernier, ont permis à leur PIB de réaliser un bond de 3,5 % en intégrant notamment les dépenses en recherche et développement. Soit près de 600 milliards de dollars de richesses nouvelles apportées par un coup de baguette magique comptable.

Pour l’Union européenne, l’apport sera presqu’aussi important : “L’impact moyen pondéré sur le PIB de cette évolution méthodologique est une augmentation de 2,4 % du PIB”, a estimé la Commission européenne au début de l’année. Soit un gain de richesse de plus de 300 milliards d’euros. Pour la Belgique, la Commission situe la hausse entre 2 et 3 %. “Il s’agit toujours d’une estimation très provisoire”, fait-on observer auprès de la Banque nationale.

Cette grande révision méthodologique ne concernera pas uniquement le PIB, mais aussi la manière de calculer les charges financières des Etats. Le ministre wallon du Budget André Antoine le sait, lui qui a eu la surprise de voir la dette wallonne doubler en taille suite à ces nouvelles méthodologies de calcul. Mais au niveau de l’Etat fédéral, on sera attentif à la dette sociale, c’est -à-dire aux engagements qu’ont pris les Etats de payer les pensions légales. Il est prévu que les chiffres du PIB soient assortis “d’une analyse plus détaillée des systèmes de pensions”, explique la Commission européenne. Un tableau obligatoire devra documenter le passif de tous ces systèmes, y compris ceux des gouvernements, qu’ils contribuent ou non à ces systèmes. Il s’agit “d’améliorer la comparabilité entre Etats”, ajoute encore l’exécutif européen.

Un gain de 2 à 3 % Ce changement comptable va donc très opportunément nous apporter 2 à 3 % de croissance. Comment arrive-t-on à ce miracle ? En intégrant, comme les Etats-Unis, les dépenses en matière de R&D. Cette modification à elle seule sera responsable de l’augmentation de 1,9 % du PIB européen. Pour notre pays aussi, “la raison la plus importante de l’augmentation est le fait que les dépenses pour la R&D ne sont plus considérées comme une consommation intermédiaire mais bien comme des investissements, confirme la BNB. Dans le calcul selon le SEC 95, les dépenses de R&D réduisaient la valeur ajoutée (elles étaient retirées de la production), tandis que, selon le SEC 2010, il s’agit d’un investissement”, précise l’institution.

Autre grand changement : les dépenses en matière d’armement, qui étaient déjà depuis des années comptabilisées par les Etats-Unis, seront vues comme un investissement également en Europe. Jusqu’ici, “vu leur nature potentiellement destructive”, elles étaient considérées comme “immédiatement consommées”, explique la Commission européenne. Désormais, les statisticiens ont pris un autre biais : “Le nouveau système reconnaît de manière tout à fait réaliste leur potentiel productif pour la sécurité extérieure d’un pays sur plusieurs années”, justifie la Commission. Gain pour le PIB européen : 0,1 %. “Il était difficile de justifier économiquement qu’un F16, qui a une durée de vie d’une quarantaine d’années, est consommé immédiatement, mais il reste que considérer une dépense d’armement comme un investissement pose un problème philosophique”, s’interroge l’économiste en chef de la Banque Degroof Etienne de Callataÿ.

Tout aussi interpellant est le fait de désormais inclure dans le PIB le fruit des activités illégales. L’économie souterraine fait déjà partie de l’estimation du PIB en Belgique. Mais désormais, “l’estimation de l’économie illégale doit s’ajouter au calcul du PIB et ce sera le cas à partir de septembre 2014”, explique notre Banque nationale. On ajoutera donc à notre PIB “les composantes ‘drogue’, ‘prostitution’ et ‘contrebande'”, précise-t-elle. Ces activités ne sont pas négligeables : pour un pays comme l’Espagne, la contrebande et la prostitution seules pourraient doper le PIB ibérique de 10 milliards d’euros, soit 1 % !

“On intégrera ces activités en vertu d’une notion assez bizarre qui est que ces activités sont des activités non déclarées mais volontaires, observe Etienne de Callataÿ. Cela pose quelques questions, poursuit-il. Sur la valeur sociale de ces activités. Sur le fait que dans la prostitution, on considère que les deux parties, le client et la prostituée, sont libres. Et sur le plan pratique : comment calcule-t-on ces activités non déclarées ?” Sur ce dernier point, ce n’est pas encore très précis : “Les méthodes (de calcul) définitives doivent encore être approuvées par un comité scientifique”, dit-on à la BNB.

PIERRE-HENRI THOMAS

Le Nigeria double artificiellement son PIB Modifier le calcul du PIB pour doper comptablement son économie et forcer l’attention des investisseurs étrangers n’est pas l’apanage des pays développés. Voici quelques jours, le Nigeria a annoncé que, suite à un changement statistique, son PIB avait bondi de 89 %. Avec un PIB atteignant désormais 509 milliards de dollars en 2013, le pays est la principale économie d’Afrique, dépassant même l’Afrique du Sud (dont le PIB culmine à 370 milliards de dollars).

La modification intervenue avec la bénédiction du FMI a consisté à intégrer davantage d’activités (46 secteurs, contre 33 auparavant) : désormais sont prises en compte les richesses apportées par les télécoms ou Nollywood (le Hollywood local). Le Ghana qui, voici deux ans, avait procédé à une modification similaire, avait enregistré un bond de croissance de 60 %. Et le Kenya, qui prépare la même révolution, s’attend à un gain de 20 %.

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