Pour faire face à l’I.A., devrons-nous augmenter le Q.I. de nos bébés?

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L’introduction d’un gène humain dans le cerveau de singes, quelques mois après la naissance des deux premiers bébés humains ” génétiquement augmentés “, témoigne du souhait de nombreux chercheurs de trouver un moyen d’augmenter scientifiquement le Q.I. des générations futures. Pour le meilleur… ou pour le pire ?

Les nouveaux Frankenstein sont à l’oeuvre, plus que jamais, avec de nouvelles expériences génétiques sur les animaux mais aussi sur l’homme. On a appris il y a quelques jours que des chercheurs chinois ont réalisé une expérience d’augmentation cognitive chez le singe, digne des plus grands scénarios de films hollywoodiens. Ils ont implanté, chez des macaques, un gène humain jouant un rôle dans le développement du cerveau. Le but de l’expérience ? Les rendre plus intelligents et, par la même occasion, mieux comprendre les mécanismes de l’intelligence humaine. Même si le résultat obtenu n’a pas semblé à la hauteur des espérances des chercheurs, l’expérimentation fait non seulement penser à La Planète des singes, mais pose surtout question sur les intentions de nombreux chercheurs en matière de mutations génétiques… à portée humaine.

Dans l’état actuel des connaissances, cette première tentative de modifier génétiquement des embryons est totalement irresponsable et injustifiée.” Alexis Verger (CNRS de Lille)

Car, en fin d’année 2018 déjà, les expérimentations du jeune chercheur chinois He Jiankui ont fait grand bruit. Il a fait naître des jumelles, Lulu et Nana, sur lesquelles il avait préalablement réalisé une manipulation génétique. Pour faire simple, le chercheur a officiellement voulu les protéger du sida en désactivant un gène, le gène CCR5, co-récepteur du virus VIH. Mais il est soupçonné d’avoir surtout tenu à mener une expérience de modification génétique impactant… le cerveau humain. Car, selon certains scientifiques, la modification de ce gène chez les deux bébés pourrait avoir un effet réel sur le fonctionnement du cerveau ! Une étude menée en 2016 par l’université de Los Angeles (UCLA) avait démontré que la désactivation du gène CCR5 chez la souris améliorait sa mémoire. Plus récemment, une autre étude avait mis au jour que cette même désactivation permettait une meilleure récupération cognitive ou psychomotrice chez les personnes ayant subi un accident cérébral.

De là à imaginer que les bébés chinois ont été volontairement ” augmentés “, il n’y a qu’un pas. Pas qui a d’ailleurs été franchi dans la célèbre revue scientifique MIT Technology Review. Cette dernière a interrogé le scientifique à l’origine des recherches sur la souris. Selon lui : l’hypothèse d’une ” augmentation ” des embryons concernés est bien réelle.

Des foetus génétiquement modifiés, une technique rendue possible par l'usage du
Des foetus génétiquement modifiés, une technique rendue possible par l’usage du ” ciseau ” Crispr-Cas9, capable de couper et modifier certains fragments du ruban ADN.© BELGAIMAGE

Expériences unanimement condamnées

Cette possibilité, et le fait que He Jiankui a admis connaître les études menées par les chercheurs de l’UCLA sur les souris, ont suscité un tollé. Pour la première fois, un scientifique aurait véritablement franchi la ligne rouge d’une ” amélioration génétique humaine ” ! Par le passé, plusieurs recherches avaient été menées sans arriver à leur terme. En juillet 2017, par exemple, ” l’équipe du docteur Mitalipov avait annoncé avoir modifié avec succès des embryons humains pour corriger une mutation du gène MYBPC3 responsable de maladies du muscle cardiaque, se souvient Alexis Verger, chargé de recherche au CNRS en biologie moléculaire à Lille. Mais en accord avec la législation imposée à la recherche sur l’embryon humain, aucun embryon n’avait été autorisé à se développer plus que quelques jours et tous ont ensuite été détruits. ”

L’expérience chinoise est donc la première à avoir véritablement donné naissance à deux bébés. De plus, le chercheur chinois et ses équipes ont entrepris d’apporter des modifications à des gènes sains pour les protéger de potentielles attaques. Inutiles de dire que la communauté scientifique a unanimement condamné les expériences de He Jiankui, y compris en Chine. D’autant plus qu’il a été annoncé qu’une troisième grossesse de bébé ” modifié ” était actuellement en cours, toujours sous sa direction !

” En dehors même des problèmes éthiques que posent de telles recherches, il faut bien rappeler que la technique Crispr utilisée ( qui consiste à couper et à modifier certains fragments du ruban ADN, Ndlr), certes très efficace, n’est pas encore totalement fiable, écrit Alexis Verger. De plus, ces embryons étaient sains et ces travaux ne sont ni scientifiquement ni médicalement justifiés. La modification des cellules germinales (visant la reproduction et donc la transmission des caractères à la génération suivante) reste aujourd’hui problématique. Toute modification implique des considérations éthiques qui exigent une parfaite maîtrise des conséquences avant toute utilisation. L’obtention du consentement des parents concer-nés a-t-elle été faite sérieusement ? Les parents ont-ils été bien informés des risques encourus et des conséquences qu’une telle expérience pouvait engendrer ? Un comité d’éthique a-t-il été consulté ? Beaucoup de questions restent aujourd’hui sans réponse. Dans l’état actuel des connaissances et à la lecture des données expérimentales disponibles, cette première tentative de modifier génétiquement des embryons est totalement irresponsable et injustifiée. Jamais ces embryons n’auraient dû être réimplantés ni les grossesses menées à terme. ”

“Les apprentis sorciers du génome humain”

Les questions éthiques divisent. D’un côté, ceux qui craignent les dérives que de telles modifications au code génétique humain pourraient engendrer et qui plaident pour un moratoire mondial (difficile à obtenir). De l’autre, ceux qui cherchent contre vents et marées à améliorer le cerveau humain, peu importe les éventuelles transgressions que cela implique. Mais en l’état actuel des connaissances sur la génétique, aucune technique n’est vraiment prête pour parvenir à améliorer le Q.I. humain. Et rien n’indique qu’on y arrivera. ” Annoncer que l’on va réussir à augmenter le Q.I. dans un futur proche, c’est une assertion audacieuse, soutient en effet Didier de Cannière, chef du département de chirurgie au CHU Saint-Pierre. En réalité, le Q.I. c’est le rapport entre l’âge réel et l’âge mental. Les tests de Q.I. eux-mêmes offrent une mesure peu précise et arbitraire, parmi d’autres, de l’intelligence. Oui, certains gènes peuvent être corrélés à un meilleur développement cérébral mais, en vérité, l’intelligence est extraordinairement multifactorielle et protéiforme. Elle dépend dans une large mesure de l’environnement de l’acquis et pas seulement de l’inné : de l’amour et de la stimulation cérébrale dans la petite enfance, par exemple. De plus, si les progrès de la science permettent désormais des manipulations génétiques fines rendant énormément de progrès envisageables, manipuler le génome humain revient encore à jouer à l’apprenti sorcier, car il faut reconnaître que peu de tests ont été pratiqués chez des grands mammifères qui permettent aux démiurges du génie génétique d’en affirmer l’innocuité pour la race humaine, sans parler des conséquences en chaîne de la modulation de la sélection naturelle. ”

On parle ici de changer le cours de l’histoire et de s’engouffrer dans les nouveaux business du futur.” Didier de Cannière (CHU Saint-Pierre)

Pour le futurologue et auteur Laurent Alexandre, toutefois, ” il ne fait aucun doute que l’on va pouvoir, à terme, augmenter le Q.I. des bébés par de telles manipulations, même si l’intelligence n’est pas 100 % génétique (elle l’est entre 50 et 80 %). Bien sûr, il n’y a pas un ‘gène unique de l’intelligence’. La construction de notre cerveau et de nos capacités intellectuelles est le fruit d’un nombre incalculable de séquences d’ADN. La plupart des modifications d’un fragment d’ADN entraîneront des conséquences – plus ou moins importantes – sur le cerveau. Manipuler notre ADN va presque toujours modifier notre structure cognitive et nos capacités intellectuelles. Parfois pour le meilleur, parfois pour le pire. Si l’expérience chinoise entraîne des effets secondaires, cela gèlera les thérapies géniques pour des années. A l’inverse, si les bébés OGM bénéficient d’un gain de capacité intellectuelle, cela risque d’être la ruée. ”

Le biologiste He Jiankui présentant les résultats de son expérience au second sommet international sur le génome humain de l'université de Hong Kong, en novembre 2018.
Le biologiste He Jiankui présentant les résultats de son expérience au second sommet international sur le génome humain de l’université de Hong Kong, en novembre 2018.© BELGAIMAGE

Un marché qui attise les convoitises

Mais pourquoi donc l’humain chercherait-il à tout prix à augmenter le Q.I. des générations futures ? ” L’explosion des recherches en matière de modification des gènes n’a rien d’étonnant, répond Didier de Cannière. On parle ici de changer le cours de l’histoire et de s’engouffrer dans les nouveaux business du futur. La santé fait partie de la base de la pyramide de Maslow et, à ce titre, reste une priorité de tous les êtres humains. Rien qu’aux Etats-Unis, la part du PIB qui y est consacrée, environ 17%, ne cesse de croître. Et des groupes puissants, mus par ces intérêts financiers colossaux, s’intéressent à la modification du génome. Si les manipulations du génome humain n’en sont qu’à leurs balbutiements, elles ouvrent en effet la porte à des enjeux financiers vertigineux. Certains rêvent de ce moment où l’on pourra proposer aux couples de choisir la taille de leur futur enfant, la couleur de leurs yeux… et le niveau (élevé) de leur Q.I. On vous laisse imaginer la valeur marchande et les risques de ces choix. ” La naissance d’entreprises comme l’américaine Editas Medecine, financée notamment par Bill Gates à coup de centaines de millions de dollars, témoigne de l’attrait du marché des modifications génétiques, même si toutes ne veulent pas forcément doper le cerveau des futurs bambins. Et l’on ne compte plus les start-up, comme 23andMe fondée par la femme d’un fondateur de Google, qui proposent, pour un peu plus de 100 dollars, de décrypter l’ADN des internautes.

L’énorme bataille autour des brevets sur la technique du Crispr-Cas9, le ” ciseau génétique ” qui permet de réaliser ces modifications dans l’ADN, démontre elle aussi l’intérêt que ce marché pourrait représenter. La question à plusieurs centaines de millions de dollars consiste à savoir qui a inventé ce fameux ” ciseau ” ? Le Broad Institute de Cambridge ou les universités de Californie et de Vienne ? L’enjeu est colossal puisque les détenteurs du brevet pourront faire passer à la caisse toutes les entreprises et tous les groupes industriels qui souhaiteront proposer cette technique dans des déclinaisons commerciales prometteuses. Pas plus tard que la semaine dernière, l’université de Pennsylvanie confirmait que, dans le cadre d’une étude clinique, le Crispr-Cas9 avait été utilisé sur deux patients atteints du cancer…

La recherche chinoise, en pointe sur toutes les techniques de manipulation du génome humain.
La recherche chinoise, en pointe sur toutes les techniques de manipulation du génome humain.© BELGAIMAGE

Les puissants et les “inutiles” ?

Au-delà des considérations financières que représente ce marché, une approche bien plus politique explique également la course à l’élévation du Q.I. ” Le pouvoir politique voudra diminuer les écarts de capacités intellectuelles pour éviter la révolution, prédit Laurent Alexandre. La vision du monde futur par Yuval Harari dans son livre Homo Deus est un cauchemar politique : des dieux tout puissants, maîtres des intelligences artificielles, face à des inutiles ne comprenant pas la nouvelle économie du savoir et qui seraient bénéficiaires du revenu universel jusqu’à leur mort. Il faut, bien sûr, tout faire pour empêcher la création d’une aristocratie de l’intelligence manipulant les ” inutiles” de Harari. Mais, derrière ces bons sentiments, il n’existe toujours aucune technologie éducative pour réduire significativement les inégalités intellectuelles. On choisira le neuro-enhancement ( l’augmentation neurologique, Ndlr) pour éviter d’avoir des millions de travailleurs dépassés par l’IA. ”

Pour Alexis Verger, l’arrivée d’une intelligence numérique plus intelligente que l’être humain, ou plutôt la crainte qu’elle engendre, n’est pas étrangère à cette quête d’une élévation du Q.I. ” Certains répètent en boucle dans les médias que l’intelligence est essentiellement génétique, que l’intelligence artificielle va bientôt nous dominer et que seuls ceux qui ont un Q.I. de 160 survivront. Alors certaines personnes finissent peut-être par y croire et se disent qu’après tout, si on peut un jour augmenter le Q.I., pourquoi pas ? La société est devenue très individualiste, et entretenue par une compétition permanente. ”

Elon Musk, l’emblématique patron de Tesla et Space X, opère le même genre de constat. L’homme, très en vue dans la Silicon Valley, s’est à plusieurs reprises montré très inquiet face aux nouveaux développements de l’intelligence artificielle qui promet de réaliser toujours plus d’opérations et remplacer des jobs humains. Il y a quelques années déjà qu’il affirme que l’IA représente l’une des plus grandes menaces pour l’humanité. Sa crainte ? En plus de voir l’humain devenir le toutou d’intelligences de silicium nées dans la Silicon Valley ou en Chine, il nourrit la peur qu’une IA soit tellement sophistiquée et puissante qu’elle devienne hostile à l’humanité. Rien que cela !

Des implants cérébraux comme alternative?

Certains détracteurs ont toutefois accusé Elon Musk de jouer les pompiers pyromanes. En effet, l’homme a non seulement lancé OpenAI en 2015, une association dont la mission est de veiller à ce que l’IA profite à l’ensemble de l’humanité (il l’a quittée depuis) mais, en plus, a créé Neuralink, une entreprise destinée à doper le cerveau humain à coups d’implants cérébraux. Dans un premier temps, ces implants permettraient de soigner des lésions cérébrales. Mais son but ultime est bien d’augmenter les capacités humaines pour tenir tête à la montée en puissance de l’intelligence artificielle. Ou comment doper le cerveau humain pour rester à la hauteur des machines. Musk pense qu’il sera possible via des implants d’améliorer les performances liées à la mémoire et aux capacités intellectuelles… ” Même si Elon Musk a créé la société Neuralink dans ce but, augmenter le Q.I. et la mémoire avec des implants électroniques relève pour l’instant de la science-fiction, analyse Laurent Alexandre. Je ne crois pas qu’il puisse réussir avant 2030-2040, au mieux… ”

Les pays où régnera un consensus sur l’augmentation cérébrale des enfants pourraient, lorsque ces technologies seront au point, obtenir un avantage géopolitique considérable dans une société de la connaissance.” Laurent Alexandre (“La guerre des intelligences”)

Le patron de Tesla pose toutefois les implants cérébraux en alternative aux modifications génétiques que plusieurs chercheurs à travers le monde espèrent voir aboutir. Et si aucune des deux méthodes n’est encore au point, les énormes moyens déployés dans leur développement témoignent de la vertigineuse course à l’augmentation du cerveau humain. Une course dans laquelle la Chine et les Etats-Unis jouent les meneurs mais qui est amenée à bouleverser, dans les années à venir, le cours de l’humanité. Car, comme l’écrit Laurent Alexandre dans son livre La Guerre des intelligences, ” les pays où régnera un consensus sur l’augmentation cérébrale des enfants pourraient, lorsque ces technologies seront au point, obtenir un avantage géopolitique considérable dans une société de la connaissance. ”

Laurent Alexandre
Laurent Alexandre© PG

Et même s’il s’agit de prospective et de futurologie, c’est aujourd’hui que se posent l’ensemble des questions éthiques qui découlent de toutes ces mutations. Serons-nous à l’avenir ” obligés ” d’augmenter nos bébés pour faire face à l’intelligence artificielle ? Tous les parents du futur seront-ils poussés dans le dos à le faire, dès lors que la pratique se sera répandue ? Peut-on imaginer une société où certains humains pourront être ” améliorés ” génétiquement ou numériquement… et pas d’autres ? Ce qui est certain, c’est que des labos en Chine et aux Etats-Unis travaillent sur la mise en place de ces techniques. Et qu’il serait dangereux de les laisser poursuivre leurs recherches sans se saisir de ces questions.

La Chine, en première ligne du transhumanisme

L’empire du Milieu multiplie les expériences génétiques. Si la naissance des jumelles Lulu et Nana constitue l’une des avancées les plus perturbantes, la Chine a déjà été à la manoeuvre dans plus d’une recherche en la matière. ” La Chine est ultra-transhumaniste, affirme Laurent Alexandre. Elle le montre tous les jours. ” Rétroactes de ses avancées.

2014. C’est en Chine qu’est utilisée, pour la première fois, la technique du ciseau génétique Crispr-Cas9 sur de grands primates. Des chercheurs de l’université médicale de Nankin font naître les premiers macaques génétiquement modifiés, Ningning et MingMing.

2015. Une équipe de l’université de Canton annonce avoir modifié un gène lié à une maladie du sang dans des embryons humains non viables issus d’une clinique de fertilité.

2016. L’université de Canton utilise le Crispr-Cas9 sur des embryons humains pour y introduire une résistance au VIH. Les embryons sont détruits au bout de trois jours.

2018. Des chercheurs de Shanghai donnent naissance à Zhong Zhong et Hua Hua, les deux premiers macaques clonés de l’histoire. Puis naissance, à Shenzhen, de Lulu et Nana, les deux premiers bébés humains génétiquement modifiés au ciseau Crispr-Cas9.

2019. Une équipe de scientifiques de l’Institut de neuroscience de l’Académie des sciences de Shanghai annonce avoir cloné cinq singes, des copies conformes d’un spécimen unique. En avril, des chercheurs de l’Institut de zoologie de Kunming et de l’Académie chinoise des sciences annoncent avoir introduit chez des macaques une version humaine d’un gène impliqué dans le développement du cerveau, dans le but d’augmenter leur Q.I.

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