Bon d’Etat : le retour des grands emprunts publics ?

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Pour l’Etat, courtiser l’épargnant belge pourrait revenir à la mode. En réaction à la fièvre des marchés financiers qui pourrait perturber le financement de la dette publique, l’Agence de la Dette va tenter d’intéresser davantage les particuliers en émettant un bon d’Etat à 4 % sur cinq ans.

La semaine dernière, les taux des titres à 10 ans ont brièvement dépassé les 5 %, reflétant un écart ( spread) de 3 % au-dessus du taux allemand. Ce coup de fièvre des marchés secondaires des obligations a de quoi inquiéter l’Agence de la Dette, le département de l’Administration de la Trésorerie chargé de la gestion de la dette publique de l’Etat.

Voilà qui pourrait inviter les pouvoirs publics à ne plus focaliser exclusivement la recherche de fonds sur les marchés. La tentation de s’adresser directement à l’épargnant pourrait revenir.

Un signe, déjà : le 4 décembre, l’Agence émettra des bons d’Etat aux échéances de trois, cinq et huit ans, à des taux respectifs de 3,50, 4 et 4,20 %. Un taux attractif, supérieur aux 3 % proposés lors de la dernière émission en septembre, et concurrentiel en comparaison par exemple à celui du bon de caisse à cinq ans de Dexia ou de BNP Paribas qui se situe à 3 %.

“La discussion fut longue pour fixer le nouveau taux”, reconnaît Jean Deboutte, directeur strategy & risk management à l’Agence de la Dette. Cette hausse reflète celle du marché secondaire des obligations et devrait proposer une perspective intéressante pour les épargnants, qui souffrent du bas niveau des taux d’intérêt accordés par leurs banques.

Vers une “redomestication” de l’épargne ?

“L’idée est très pertinente, estime Bruno Colmant, partner chez Roland Berger et professeur à l’UCL. On observe du reste un peu partout, dans le domaine bancaire et des assurances, un phénomène de “redomestication” de l’épargne. Le marché ouvert, international, est grippé. Donc les Etats vont devoir cibler les épargnants nationaux pour financer leur dette. Cela rappelle la période avant l’euro, lorsque les investisseurs étrangers ne voulaient pas prendre le risque d’investir dans la devise belge. Chez Ageas ( Ndlr, où Bruno Colmant a été deputy CEO), j’avais conseillé d’acheter de la dette belge. Je suis convaincu que l’on verra apparaître des législations qui vont encourager les banquiers et d’autres investisseurs à prendre de la dette nationale”, confirme Bruno Colmant qui propose même d’attribuer un avantage fiscal.

Les précédents grec et portugais ne sont pas rassurants : lorsque les investisseurs internationaux – des banques, des fonds, des assureurs – se méfient d’un Etat, ils revendent les titres, et font ainsi monter les taux. Dans le pire des cas, il n’est plus possible de trouver des investisseurs pour placer les emprunts, comme les Grecs ont pu s’en apercevoir.

L’épargne dépasse la dette

A la différence de la Grèce, la Belgique présente l’avantage d’une économie avec une épargne nette positive. En effet, le patrimoine financier des particuliers représente environ 800 milliards d’euros.

Mieux : lorsque l’on additionne l’épargne de tous les agents économiques (pouvoirs publics, entreprises, particuliers) et qu’on soustrait leurs dettes, le solde final reste largement positif. Il représente environ 20 % du PIB du pays pour 2010, soit environ 70 milliards d’euros. La Belgique n’est donc pas endettée. Toute l’épargne suffirait amplement pour éponger la dette publique. Le Portugal, la Grèce et l’Espagne n’ont pas cette faculté et doivent impérativement emprunter hors des frontières.

Jusqu’à présent, la Belgique n’a guère recouru aux particuliers pour placer ses emprunts publics. Les bons d’Etat ne pèsent pas 1 % du total des émissions.

L’Agence de la Dette privilégie surtout la vente d’obligations -les OLO (Obligations linéaires)- aux enchères à des investisseurs institutionnels. Ce mécanisme permet d’obtenir un financement au meilleur coût en faisant jouer la concurrence. Conjugué à l’introduction de l’euro, la dette belge, qui était majoritairement entre des mains belges, est devenue très internationale. “A la fin juin, les OLO étaient achetées à 54 % hors de Belgique, commente Jean Deboutte. Mais la tendance change, la part de la Belgique augmente depuis lors.”

Un esquimau pour vendre les bons d’Etat

Ordinairement, les bons d’Etat ne ramènent guère plus que quelques dizaines de millions d’euros (77,1 millions d’euros en septembre 2011), mais l’Agence de la Dette s’attend cette fois à engranger plusieurs centaines de millions d’euros.

La communication prévue pour inviter l’épargnant à s’y intéresser est encore floue, si ce n’est une affiche, illustrée par un esquimau glacé portant le slogan “Cet hiver encore, les bons d’Etat ne vous laisseront pas de glace”. Doit-on aller plus loin avec la promotion de grands emprunts, à la mode des années 1990 ? “On pourra y songer, enchaîne Jean Deboutte, si on a des doutes sur l’euro, on peut miser sur un financement plus domestique. Mais il ne faudra pas forcément créer d’autres produits pour les particuliers.”

Même les OLO, conçues pour les institutionnels, peuvent être acquises par les particuliers, du moins sur le marché secondaire. Cependant, aucune promotion n’est faite à leur égard et très peu de particuliers en achètent (les OLO représentent moins d’1 % du total des financements émis). “Cela dépend de l’intermédiaire financier, assure Jean Deboutte. Nous n’en faisons pas de promotion vers les particuliers, mais j’ai participé à une soirée avec une société de private banking, à laquelle 250 personnes assistaient, et beaucoup d’intervenants disaient que les OLO étaient des produits de placement intéressants.” Le niveau des taux des OLO deviendrait en effet attractif pour les épargnants. Elles ont aussi l’avantage d’être aisées à échanger ; le marché est plutôt liquide, davantage que celui des obligations d’entreprises.

Le risque d’éviction

L’enthousiasme est toutefois tempéré par certains experts. “Les ménages belges seront-ils prêts à prêter dans ce climat ?, met en garde Bernard Jurion, professeur de Finances publiques à l’ULg. De plus, le problème est de savoir quel est le bon taux et aussi de ne pas affecter le crédit des entreprises.”

En effet, “Ce type de virage présente ce qu’on appelle un risque d’éviction”, commente Philippe Ledent, chargé de cours à l’UCL. Les bons d’Etat pourraient constituer une concurrence gênante pour d’autres types de financement. “En prenant un exemple extrême, dans les années 1950, le gouvernement avait imposé aux banques d’acheter des obligations d’Etat à hauteur de 65 % des dépôts. L’économie s’en était trouvée ralentie, au point que le gouvernement a fini par mettre en place les Lois d’expansion économique pour attirer les investissements.”

En s’adressant aux particuliers, l’Etat risque de concurrencer les acteurs financiers. De plus, ça pourrait coûter cher : “Si un jour les marchés financiers exigent du 8 % sur la dette belge, imagine Philippe Ledent, la tentation d’émettre des titres à 5 % pour le grand public sera forte.” Or, sur une année pleine, 1 % de taux supplémentaire représente une charge de 800 millions d’euros, qui s’ajoutera donc aux milliards que les pouvoirs publics cherchent pour réduire le déficit…

La solution dans la tempête ?

L’importance de l’épargne belge est rassurante pour l’Agence de la Dette, qui y voit une solution en cas de crise prolongée sur le marché. “Lorsque vous examinez les mouvements, vous constatez que cette fièvre des taux ne touche pas seulement la Belgique, observe Jean Deboutte. Même les Pays-Bas on vu leur taux augmenter par rapport aux obligations allemandes (0,65 % d’écart la semaine passée) ! D’après ce que j’ai eu comme information, ces mouvements sont dus à la vente des obligations en euro par des investisseurs hors d’Europe. C’est dû à la méfiance face à la gestion incertaine de la crise de l’euro.”

Les dirigeants des pays européens et la BCE semblent prendre leur temps. “Les investisseurs nous disent qu’il y a trop de discussions sur la dernière virgule des dispositifs d’aide, continue Jean Deboutte. Les décisions sont lentes à venir, et laissent la place à des rumeurs de départs de pays de la zone euro, c’est cela qui déstabilise le marché des obligations.”

Si les incertitudes disparaissent, l’Agence de la Dette pourra continuer sur la voie développée durant la dernière décennie, avec un financement international et institutionnel. Comme cette perspective peine, depuis quelques mois, à se réaliser, séduire l’épargnant belge sera la nouvelle tâche de cette institution d’ordinaire peu orientée vers le grand public.

ROBERT VAN APELDOORN

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