Jean-Paul Philippot (RTBF): “Notre pari sur l’avenir, c’est d’utiliser la puissance de la personnalisation”

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A l’heure où les chaînes de télévision présentent leur grille de rentrée, Jean-Paul Philippot fait le point sur la santé financière et le positionnement de la RTBF dans un paysage médiatique en pleine ébullition.

Pour la rentrée, la RTBF s’offre une série de nouveautés dans ses grilles de programmes, mais surtout deux nouvelles radios que le grand public pourra capter, dès le 27 septembre, sur le réseau numérique DAB+ : la chaîne Viva+ destinée aux seniors avec une programmation musicale délibérément ancrée avant les années 1980 et la station RTBF Musiclab’ (nom provisoire) qui se veut ” une chaîne musicale 100% découverte, 100% éclectique ” et qui s’adressera davantage à la tranche des 20-35 ans, dixit l’administrateur général Jean-Paul Philippot.

TRENDS-TENDANCES. Avec les bons résultats engrangés ces derniers mois, la rentrée de la RTBF est-elle placée sous le signe de l’hyper-confiance ?

JEAN-PAUL PHILIPPOT. Non, pas du tout ! D’un point de vue éditorial, elle est d’abord placée sous le signe de la détermination à être l’acteur médiatique au coeur du débat démocratique et de la création belge francophone. Ce n’est pas une belgitude de façade, nous n’avons pas d’autre mission que celle-là. C’est aussi la première rentrée de la RTBF transformée et elle affirme plus que jamais notre volonté d’être le partenaire de tous les Belges francophones, quel que soit leur mode de consommation médiatique. Donc, pour répondre à votre question, je ne pense pas que nous puissions, en tant qu’acteurs audiovisuels, être aujourd’hui éblouis par la confiance ou par des résultats. La vigilance est plus que de mise car tous les signes de la mutation des modes de consommation audiovisuels se sont confirmés durant ces derniers mois. La consommation linéaire diminue, tandis que la consommation non linéaire augmente de manière significative. C’est une réalité qui ne peut pas nous rendre confiants. Nous y reviendrons, mais en attendant, vous êtes quand même portés par de bons résultats financiers et de très bonnes audiences…

Fusionner la RTBF et Proximus ? Intellectuellement, ce n’est pas impossible ni absurde.

Nous avons aujourd’hui trois atouts. Premièrement, les audiences sont très bonnes. La RTBF reste le groupe leader en radio et, en télévision, nous sommes à 24,2% de part de marché, ce qui est très bon. Deuxièmement, nous avons une structure financière qui est solide. Le rapport annuel 2018 montre de bons résultats avec un Ebitda record de 28,5 millions d’euros qui nous permet d’investir dans la modernisation de nos outils et dans nos futurs bureaux sans solliciter des budgets exceptionnels ou un accroissement des garanties d’emprunt de la Fédération

Wallonie-Bruxelles. Le troisième atout, c’est la réorganisation de notre entreprise qui nous permet de répondre aujourd’hui au caractère polymorphe des nouveaux modes de consommation audiovisuelle et d’assurer la production de contenus sur toutes les plateformes.

Justement, au sein de la RTBF, de nombreux témoignages font état d’une certaine déshumanisation avec la mise en place de ce plan de transformation. Etes-vous conscient du problème ?

Il s’agit d’une transformation très profonde de l’entreprise. Cette nouvelle organisation n’est pas encore rodée. Tout n’est pas encore fluide. Il y a encore du boulot et il est clair que des adaptations doivent être faites. Une nouvelle équipe va d’ailleurs se mettre en place pour accompagner la simplification du modèle. Mais j’ajouterais que ce modèle impose une forme de coordination plus forte qui requiert que l’on soit plus explicite dans la formulation de ses attentes, de ses besoins, de ses projets, de ses budgets, etc. Est-ce que cela déshumanise les choses ? Je ne le pense pas. Est-ce que certains y voient une perte de contrôle et donc, quelque part, le sentiment d’incarnation ? Peut-être. Je dirais qu’il y a des processus de coordination qui sont plus formels qu’avant, mais nous avons aussi toute une série de retours positifs. Je peux témoigner que, depuis 18 mois, il y a une formidable volonté de réussir dans cette entreprise.

Dans le dernier rapport annuel, votre trésorerie est supérieure à l’endettement bancaire. C’est une première, mais c’est toutefois provisoire puisque la RTBF devra à nouveau emprunter pour son nouveau siège…

C’est évidemment passager. Je rappelle toutefois que la RTBF est une entreprise qui n’a jamais été capitalisée. Elle n’a jamais eu de fonds propres et donc les fondateurs de la RTBF moderne ont structurellement construit son déséquilibre bilantaire. Nous l’avons rétabli. Je pense que c’est un atout pour le futur et c’est aussi un héritage positif pour les jeunes qui rentrent dans la boîte. En tant que service public, des finances saines et transparentes sont une des conditions de l’indépendance et nous la remplissons. Cela nous permet de financer, en partie par l’endettement, notre nouveau siège et nos investissements durables. Nous sommes dans quelque chose de sain et dans une logique économique de base où l’investissement sert à créer de la richesse et de la valeur future.

Concrètement, qu’en est-il de la construction du futur siège ?

Le financement est bouclé grâce à la situation financière dont nous avons parlé. L’étude d’incidence est terminée, le marché des travaux a été lancé, les offres d’entreprises générales sont réceptionnées et nous attribuerons le marché dans le courant du mois de septembre, sous la clause suspensive de l’octroi du permis de bâtir. Nous espérons pouvoir commencer les travaux cet hiver.

Pour un déménagement effectif à quelle date ?

Ce ne sera très probablement pas avant 2022 parce qu’il y a non seulement le volet immobilier, mais aussi tout le volet d’installation technologique.

Les recettes de la RTBF reposent principalement sur les dotations mais aussi, à près de 20%, sur la publicité qui est en baisse, tant en radio qu’en télévision…

Il y a une érosion évidente dans le marché publicitaire classique et qui est attestée dans nos comptes. La publicité n’est plus le relais de croissance et cela nous oblige à créer aussi des conditions d’économies et de rationalisation.

Comment percevez-vous ce coup de théâtre estival qui a vu IP, la régie publicitaire de RTL Belgique, prendre TF1 dans son portefeuille ?

Ce n’est plus du théâtre, c’est du vaudeville ! Le mort de l’acte 1 revient vivant à l’acte 2 et on ne sait pas encore si l’acte 3 se terminera en guignol ou en tragédie. Je l’ai dit il y a deux ans déjà : TF1, c’est très préoccupant, mais c’est conjoncturel. Les éléments structurels de la transformation du marché publicitaire et de la communication commerciale sont beaucoup plus préoccupants et ils nous amènent à nous positionner, notamment sur la publicité personnalisée, et à développer une activité commerciale sur Auvio. J’y reviendrai. Aujourd’hui, la régie IP qui commercialise RTL-TVI, Club RTL, Plug RTL et TF1 est en position dominante sur son marché pertinent qui est la télévision. C’est inquiétant car on sait bien qu’en termes de commerce et de concurrence, si l’existence d’une position dominante n’est pas répréhensible en soi, en revanche, l’usage de cette position pour développer certaines pratiques commerciales limitant cette concurrence l’est.

Vous avez d’ailleurs rédigé une opinion à ce sujet sur le site de l’Union belge des annonceurs pour tenter d’orienter leurs choix d’investissement…

La réalité du marché, c’est que ces deux acteurs, RTL et TF1, sont incontestablement et juridiquement étrangers. L’un a son siège au Luxembourg, l’autre à Paris. Tout le bénéfice sort de Belgique, ainsi que tout l’impôt sur ce bénéfice, et ni TF1 ni RTL, du fait de leur statut de chaînes étrangères, ne sont soumises aux obligations belges, en particulier celles concernant l’investissement dans la production locale. Ce que je veux dire, c’est que l’alliance commerciale entre ces deux acteurs dominants, privés et étrangers, ne constitue absolument pas un fait qui est de nature à renforcer l’investissement dans la production locale et donc, quelque part, dans une forme de singularité. Or, nous sommes dans un marché qui s’internationalise et l’annonceur, ici, doit créer le lien avec le Belge francophone. Je dis donc deux choses aux annonceurs. Premièrement, le marché est moins sain qu’il y a quelques mois parce qu’il y a une raréfaction des alternatives avec cette position dominante de la régie IP. Deuxièmement, si les annonceurs veulent avoir des supports qualitatifs, ce qu’il vient de se passer ne va pas créer plus de singularité. L’acte d’investir n’est pas sans conséquence.

Jean-Paul Philippot (RTBF):
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Dans ce contexte électrique, l’idée créer un “Netflix à la belge” avec RTL Belgique, c’est-à-dire une plateforme commune de vidéos à la demande, comme vont le faire les concurrents France Télévisions, TF1 et M6 avec leur projet Salto, n’a plus guère d’espoir de voir le jour…

La seule communication publique du responsable de RTL Belgique parue, je pense, il y a un peu plus d’un an dans vos colonnes, disait que c’était totalement inutile et illusoire chez nous, le marché étant trop petit. C’était une réponse à une déclaration de ma part disant que cela faisait sens. Voilà, passons à autre chose ! Et justement, je vous annonce en primeur que nous allons lancer, au travers de TV5, une plateforme OTT francophone (over-the-top service, télévision par Internet, Ndlr) à destination internationale. On y trouvera des contenus canadiens, suisses, français et belges principalement fournis par des opérateurs publics…

Ce sera donc une espèce de ” Netflix francophone ” ?

Si vous voulez, mais il y aura moins de séries et de fictions. On y trouvera surtout des documentaires et des magazines culturels. TV5 a pris cette décision et cela fait sens d’avoir une plateforme OTT francophone internationale qui pourrait très bien accueillir d’autres producteurs francophones, par exemple africains. Elle démarrera sans doute dans une version gratuite, même s’il on peut imaginer qu’il y ait des éléments payants par la suite. Pour le rayonnement francophone, c’est un vrai plus.

Justement, par rapport aux nouveaux médias et aux nouvelles habitudes de consommation, l’appellation RTBF pour Radio télévision belge francophone a-t-elle encore un sens ? Ne faudrait-il pas changer de nom ?

Si on regarde la RTBF sous l’appellation stricte de Radio télévision belge francophone, il faudrait changer de nom. Nous ne sommes plus une entreprise de radio et de télé avec des nouveaux médias dans un coin, mais bien un média global qui prend en compte ces différentes dimensions. En revanche, si on regarde la RTBF comme étant la balise audiovisuelle belge francophone avec un héritage fort, un capital de confiance et également l’image d’une entreprise moderne qui innove, alors il ne faut pas changer de nom.

Pourquoi ? Parce que la marque est forte ?

Je pense que la marque dépasse l’abréviation. Aujourd’hui, je n’écrirais certainement plus Radio télévision belge francophone dans son intégralité, mais RTBF, oui ! Donc, ce n’est pas à l’ordre du jour. On préfère investir sur la marque Auvio car, aujourd’hui, c’est près de 60% de Belges francophones qui y sont abonnés. C’est 70.000 heures de consommation vidéo par jour. C’est aussi un environnement clair, qualitatif, ancré dans les réalités, sécurisé…

C’est un appel du pied aux annonceurs ?

Bien entendu ! A côté de l’investissement programmatique sur le digital qui amène parfois certaines marques à retrouver leurs publicités à côté de contenus peu recommandables, on a avec Auvio un environnement qui, je le répète, est sécurisé, qui est belge et dont les données sont utilisées de manière transparente et responsable. Notre régie a d’ailleurs développé et continuera à développer des services et des outils visant à optimaliser les techniques publicitaires sur Auvio, notamment en matière de personnalisation.

D’où votre prise de participation récente de 40% dans Data Reco, une société spécialisée dans le développement d’algorithmes de recommandation de contenus ?

Là, on est encore au stade de la start-up, mais oui, c’est dans cette logique-là. Notre pari sur l’avenir, c’est d’utiliser, au bénéfice de notre ligne éditoriale de service public, la puissance de la personnalisation. Nous sommes un gros producteur de contenus dans tous les genres différents. Aujourd’hui, ces contenus sont proposés de manière groupée sur des chaînes de radio, de télé, etc. Demain, ils seront proposés à travers les outils de personnalisation. Nous y travaillons et c’est un sujet important pour nous.

C’est pour vouloir cibler au mieux chaque citoyen que la RTBF est entrée dans ce projet de Belgian Data Alliance avec d’autres groupes médias et télécoms, comme Rossel ou Proximus ?

Pour l’instant, Belgian Data Alliance est un groupe de travail. C’est une étude qui est en cours et qui est partie de plusieurs constats. Le premier, c’est que les modes de consommation audiovisuels évoluent et que la personnalisation est de plus en plus importante. Deuxièmement, les acteurs qui ont une photographie globale de ces usages en Belgique sont des acteurs étrangers comme Facebook, Google, etc. Troisième constat : il y a peut-être la possibilité pour des acteurs locaux d’améliorer qualitativement leurs propositions en partageant un certain nombre de données. C’est cela qu’on est en train de regarder.

On a l’impression que, avec Proximus, c’est un peu ” je t’aime, moi non plus ” puisque vous vous êtes récemment plaint de sa nouvelle plateforme multi-écrans Pickx…

Quand je lis le déclarations de sa CEO Dominique Leroy, j’adhère et je me trouve très à l’aise : ” créer avec Proximus et Pickx un écosystème qui valorise la production locale et les acteurs locaux de manière à ce qu’ils soient forts face à une concurrence internationale “. Très bien ! C’est pétri de bon sens et c’est une posture différenciante qui crée de la valeur. Mais quand je vois ce qui est réalisé aujourd’hui, je m’interroge. Ce qui me déplaît, par exemple, c’est de voir que Netflix est intégré à la plateforme Pickx et qu’on me dit que ce n’est pas possible pour Auvio. Où est l’écosystème qui renforce les acteurs locaux contre les prédateurs internationaux ? Il y a quelques soucis et j’espère que nous les réglerons.

Nous allons lancer, au travers de TV5, une plateforme OTT francophone à destination internationale.

A plus long terme, face au phénomène global des concentrations dans le monde des médias et des télécoms, pourrait-on imaginer un jour voir Proximus et la RTBF fusionner ?

Là, on est dans la politique-fiction ! Si ce genre de mouvement doit se faire, ce sera dans les cinq ou 10 ans. Dans 20 ou 30 ans, le paysage sera complètement différent…

Mais une telle fusion vous semble-t-elle réaliste ou pas ?

C’est extrêmement délicat pour moi d’aborder cette question (s ilence). On va faire un petit retour dans le passé. Quand on a créé l’INR ( Institut national de radiodiffusion, Ndlr), on acheté des terrains un peu partout en Wallonie pour y mettre des antennes et on a créé un réseau de distribution des contenus. Là, quelque part, on a créé le réseau. Idem quand on a lancé la télévision. Ensuite, le réseau a été supporté et géré par les câblo-opérateurs et puis, évolution technologique aidant, on a fait passer la télévision sur le fil de téléphone – on appelait ça la paire cuivrée – et cela a été le début de Belgacom TV. Donc, se dire qu’une structure pourrait rassembler de la production de contenus originale et de l’infrastructure ainsi que des services de transmission et de communication, pourquoi pas ? Cela a existé par le passé et cela existe aujourd’hui à l’étranger. Je vois que Patrick Drahi, patron d’Altice, le fait. Donc, intellectuellement, ce n’est pas impossible, ni absurde. Maintenant, est-ce le scénario qu’une boîte comme Proximus estime porteur pour son futur ? Ce n’est certainement pas à moi de porter un jugement là-dessus.

Et pour la RTBF, serait-ce porteur ?

Nous sommes le producteur de contenus, linéaires et non linéaires, de tous les Belges. Dans la situation telle qu’elle est aujourd’hui, il ne serait pas envisageable de dire que ces contenus ne soient accessibles que sur une seule plateforme et pas sur d’autres. Mais je vais vous confier un autre élément d’analyse. Ma fille aînée a emménagé dans un appartement à Bruxelles et elle a acheté un petit boîtier avec une carte Sim 4G. Ce boîtier, branché sur une prise de courant, alimente son wifi et donc elle regarde les contenus audiovisuels de cette façon. Elle n’a pas d’abonnement télé via un opérateur télécom. Ces nouveaux usages m’inspirent une réflexion : nous ne pouvons plus avoir une stratégie de développement qui est purement éditoriale ” native ” sur nos chaînes. D’où l’importance d’Auvio aujourd’hui.

Votre troisième mandat d’administrateur général de la RTBF se termine en février prochain. Etes-vous, oui ou non, candidat à un quatrième mandat ?

La procédure est celle-ci: le conseil d’administration doit désigner quatre experts indépendants et extérieurs à l’entreprise qui vont procéder à l’évaluation du travail de mon mandat. Cet acte-là n’a pas encore été posé. Il le sera au mois de septembre. Ces quatre experts, que je ne connais pas, vont remettre l’évaluation de mon travail au gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Si leur évaluation est positive, le gouvernement a alors la faculté de me reconduire. Il peut. Il n’est pas obligé. C’est dans ce laps de temps que je dois déclarer ma candidature à un nouveau mandat. A ce moment-là, le gouvernement a la possibilité soit d’enclencher ma reconduction, soit d’ouvrir le poste à d’autres candidats. Donc, je ne peux pas vous répondre maintenant.

Profil

– 1960 : naissance à Liège

– 1984 : diplômé de la Solvay Business School

– 1985 : directeur du Centre hospitalier Molière Longchamp, à Bruxelles

– 1989 : conseiller, puis chef de cabinet adjoint du ministre-président de la Région de Bruxelles-Capitale Charles Picqué

– 1996 : administrateur délégué d’Iris, le réseau des hôpitaux publics bruxellois

– Depuis 2002 : administrateur général de la RTBF

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